Rupture brutale des relations commerciales : quelques rappels et précisions utiles
Nous vous proposons ci-dessous une revue de quelques décisions rendues en 2025 par la Cour de cassation en matière de rupture brutale des relations commerciales, donnant l’occasion de rappels et précisions utiles concernant notamment les modalités de l’indemnisation, la qualification de la relation commerciale ou la détermination de la juridiction compétente.
1. La rupture partielle est indemnisable, mais uniquement sur la perte partielle de marge, ni plus, ni moins
En application de l’Article L. 442-1 II du Code de commerce, il est admis qu’en matière de relations commerciales établies, le préjudice résultant d’une rupture partielle est indemnisable. La rupture partielle peut résulter de divers scénarios factuels (baisse de commandes, arrêt de commercialisation de certains produits, changement de stratégie ou de partenaire sur une gamme de produit etc.), mais qu’elle requiert dans tous les cas la démonstration d’une modification substantielle de la relation commerciale[1].
De jurisprudence constante, le préjudice issu d’une rupture brutale partielle est évalué à partir de la marge brute[2] escomptée durant la période de préavis qui n’a pas été exécutée[3].
Récemment, la Cour de cassation s’est à nouveau prononcée sur le préjudice indemnisable dans le cadre d’une rupture brutale partielle et rappelle sa position (Cass. Com. 29 janvier 2025, n°23-19.972).
Dans l’affaire en cause, le demandeur soutenait avoir subi une baisse importante de commandes de la part de son cocontractant et avait sollicité la réparation de son préjudice sur le fondement d’une rupture brutale partielle de relations commerciales établies en prenant en compte sa perte de marge globale sur la période de préavis.
Infirmant la Cour d’appel, la Cour de cassation a rappelé que dans le cas d’une rupture partielle, le préjudice est évalué « en considération de la diminution de la marge brute escomptée pendant la seule durée du préavis ». Ainsi, la Cour rappelle que puisque la rupture n’est que partielle, il est nécessaire de déduire de l’indemnisation la marge qui a continué à être réalisée pendant le préavis applicable.
Si cette décision apparaît logique et n’apporte pas de changement à la solution déjà établie, ce rappel aura le mérite de décourager certains demandeurs qui serait tenté d’amplifier indument leurs demandes de réparation.
On rappellera aussi que la solution aurait pu être différente si la rupture avait été causée par des circonstances extérieures, du marché, en conséquence desquelles le défendeur, auteur de la rupture (partielle ou totale) subirait lui-même une baisse de ses propres commandes / ventes[4].
Dans ce cas, la jurisprudence ne considère ni brutale, ni fautive et donc, non-indemnisable, la diminution résultant de la répercussion de sa propre perte. Reste que les tribunaux apprécient de manière très casuistique l’origine réelle de la baisse d’activité ou de la rupture. Cette situation propre à un marché évolutif pourrait générer davantage de contentieux compte tenu du contexte économique et géopolitique actuel.
2. La qualification de relation commerciale établie permet de déroger aux termes du contrat en matière de rupture
Aux termes de l’Article L. 442-1 II du Code de commerce, la rupture brutale d’une relation commerciale établie engage la responsabilité de son auteur.
La jurisprudence entend par l’expression « relation commerciale établie », toute relation qui revêt un caractère continu, stable et habituel et dont on peut raisonnablement anticiper une continuité pour l’avenir.
Pour engager la responsabilité, c’est la brutalité de la rupture qui est visée par le Code de commerce susmentionné. C’est classiquement le cas pour une rupture sans préavis, ou avec une durée de préavis insuffisante.
Dans un arrêt récent (Cass. Com. 19 mars 2025, n°23-22.182), la Cour de cassation a approuvé la Cour d’appel de Paris qui avait reconnu l’existence d’une relation commerciale établie en raison de sa continuité et de sa stabilité pendant une durée de 28 ans, alors même qu’il existait une possibilité de résiliation anticipée du contrat.
Les faits concernent deux sociétés ayant conclu un contrat de licence à durée déterminée en 1991, qui avait été renouvelé à plusieurs reprises jusqu’en 2021. A l’été 2019, une des sociétés a usé de la possibilité de rupture du contrat pour le 31 décembre 2019, en application des termes du contrat et du préavis prévu. Le prestataire a contesté la durée suffisante du préavis au regard de la durée de la relation.
La Cour d’appel a considéré que la relation commerciale reconduite pendant une durée de 28 ans permettait au prestataire « d’anticiper raisonnablement la poursuite » de celle-ci et ce, même en présence d’une faculté de rupture du contrat, puisque la stabilité de la relation permettait au prestataire de croire qu’elle ne serait jamais mise en œuvre en pratique.
La Cour de cassation a validé ce raisonnement.
Si, là encore, cette solution n’est pas nouvelle, elle nous rappelle que la lettre du contrat, et en particulier la durée de préavis, ne trouve pas toujours à s’appliquer en matière de rupture brutale.
3. Les établissements de crédit et les courtiers sont concernés par l’application des dispositions relatives à la rupture brutale des relations commerciales établies
La Cour de cassation a récemment retenu que la relation commerciale entre une banque et un courtier peut être une relation commerciale établie dès lors qu’elle est caractérisée par une stabilité et régularité du chiffre d’affaires généré, même si le flux d’affaires n’était pas substantiel (Cass. com. 14 mai 2025, n° 24-10.834 ; n° 24-10.835 ; n° 24-10.836).
La Cour considère que ce n’est pas l’importance du flux, mais sa régularité et sa continuité dans le temps et le fait que le courtier pouvait raisonnablement anticiper une certaine continuité du flux d’affaires, qui importent pour qualifier une relation commerciale établie et retenir l’existence d’une rupture brutale de relations commerciales établies.
3. Des aménagements à la relation commerciales sont exceptionnellement possible pendant le préavis, si ce dernier est particulièrement long
Le principe en matière de rupture brutale veut que la relation demeure inchangée durant l’exécution du préavis. L’objectif est de permettre au cocontractant rompu de se retourner et de trouver des alternatives, sans le mettre en difficulté.
Toutefois, la Cour de cassation a admis que dans le cas d’un préavis exceptionnellement long (excédant de deux ans le préavis applicable), et considérant que la relation s’était maintenue sans modification pendant la première année de préavis, il était ensuite possible de modifier les conditions d’exécution de la relation commerciale, dès lors que la partie rompue en avait été informée dès l’origine (Cass. Com., 19 mars 2025, 23-23.507).
La Cour de cassation ne vient ici logiquement pas sanctionner l’auteur de la rupture, de bonne foi, qui octroie un préavis particulièrement long et fait preuve de transparence en n’exigeant pas le maintien des conditions antérieures.
Ainsi, si le préavis doit être proportionné à la durée et à la nature de la relation commerciale, une durée de préavis longue peut permettre certains aménagements contractuels, à condition qu’ils ne soient pas brutaux.
Cette décision est logique dans la mesure ou l’auteur de la rupture va au-delà de ses obligations légales et qu’il n’a pas cherché à surprendre son cocontractant.
4. En matière internationale, la juridiction compétente est déterminée en fonction des règles délictuelle : soit en fonction du domicile du défendeur soit du lieu du fait dommageable/dommage
Dans deux affaires (Cass. 1ère Civ. 12 mars 2025, n°23-22.051 et Cass. 1ère Civ 2 avril 2025, n°23-11.456), la Cour de cassation est venue préciser les règles applicables à la compétence internationale du juge français pour statuer sur une action portant sur la rupture brutale de relations commerciales établies.
La qualification contractuelle ou délictuelle de l’action en indemnisation de la rupture brutale des relations commerciales a déjà fait couler beaucoup d’encre.
Dans la première affaire[5], il était reproché à la Cour d’appel d’avoir admis l’exception d’incompétence internationale soulevée par une société américaine qui contestait la compétence des juridictions françaises au motif que « une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies ne relève de la matière délictuelle que dans l’ordre juridique interne », de sorte que le demandeur « ne pouvait pas assigner la société de droit américain … en se fondant sur le critère du lieu de son siège social, où elle dit avoir subi un dommage résultant de la cessation de la relation commerciale sans qu’un préavis de résiliation ait été respecté. »
La Cour de cassation vient sanctionner la Cour d’appel en rappelant que :
- « la compétence internationale des tribunaux français se détermine par l’extension des règles de compétence interne, sous réserve d’adaptations justifiées par les nécessités particulières des relations internationales » ;
- pour l’application de l’article L442-1 II du Code de commerce, le fait de rompre brutalement une relation commerciale établie engage la responsabilité délictuelle de son auteur ;
- « hors champ d’application du droit de l’Union européenne, cette action est de nature délictuelle » ;
- « Aux termes de l’article 46 du code de procédure civile, en matière délictuelle, le demandeur peut saisir à son choix, outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi ».
Ainsi, la compétence internationale en matière de rupture brutale permet à la victime de la rupture de choisir soit :
- la juridiction du lieu où demeure le défendeur ou
- la juridiction du lieu du fait dommageable ou
- la juridiction dans le ressort de laquelle le dommage a été subi.
Cette solution permet à la victime française, de pouvoir attraire une société américaine, auteur de la rupture devant les juridictions françaises et ainsi éviter, outre les difficultés pratiques et coûts d’une procédure au Etats-Unis, d’avoir des juges français pour statuer sur les règles françaises applicables en matière de rupture brutale des relations commerciales.
Dans la deuxième affaire,[6] qui concerne plus spécifiquement la détermination de la loi applicable, la Cour de cassation a posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne le 2 avril 2025 pour répondre à la question suivante :
« Les articles 1er, paragraphe 1er de la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles et du règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II) doivent-ils être interprétés en ce sens qu’une action indemnitaire engagée au titre d’une rupture brutale des relations commerciales établies, appréciée sur le fondement de dispositions législatives régissant des pratiques qualifiées de restrictives de concurrence, et donc d’une obligation légale de s’abstenir d’un certain type de comportement, relève de la matière délictuelle ou quasi délictuelle indépendamment des liens contractuels qui peuvent avoir été noués entre les parties ? »
La position de la Cour de cassation sur l’épineuse question du caractère délictuel ou contractuel de l’action indemnitaire fondée sur les dispositions de l’article L442-1 du Code de commerce pourrait encore être amenée à évoluer, et partant venir impacter la détermination des juridictions applicables.
Les évolutions de la position de la CJUE entre (i) l’arrêt Granarolo (2016), considérant que la rupture brutale de relations commerciales établies relève de la matière contractuelle ; amenant la cour de cassation à considérer que l’action en rupture brutale relève bien du domaine contractuel dès lors que Bruxelles I s’applique, et (ii) l’arrêt Wikingerhof (2020), dans laquelle la CJUE est venue préciser que si l’action vise à sanctionner des pratiques anticoncurrentielles sans nécessiter l’analyse du contrat, l’action relève alors de la matière délictuelle, amène la Cour a rechercher la confirmation de la position de la CJUE.
L’impact est que dans (i) le premier cas (nature contractuelle), les clauses attributives de juridiction trouveraient à s’appliquer alors que (ii) dans le deuxième cas (nature délictuelle) les juridictions françaises resteraient compétentes si la victime ayant subi le dommage est située en France.
La position actuelle (nature délictuelle rappelée par la cour en mars 2025 ci-avant) a le mérite d’assurer une appréciation du droits français par les juridictions françaises, plutôt que de renvoyer l’appréciation de l’existence d’une rupture brutale à un juge (en l’occurrence américain) non familier avec le régime.
Affaire à suivre…
5. Attention à bien préciser la date de la rupture dans la notification !
Dans le cadre d’une affaire classique d’appréciation de la rupture brutale d’une relation commerciale, la Cour de cassation est venue préciser que « l’écrit par lequel une entreprise notifie son intention de ne pas poursuivre une relation commerciale établie ne fait courir le préavis dû à l’entreprise qui subit la rupture que s’il précise à quelle date la relation prendra fin » (Cass. Com., 26 février 2025, n°23-50.012).
Dans cette affaire, la société autrice de la rupture avait d’abord adressé un courriel informant son cocontractant de sa volonté de procéder à une mise en concurrence par un appel d’offres. Toutefois, la Cour relève que si la relation était devenue précaire, cet email ne précisait aucune date de fin de la relation commerciale. Ce n’est que lorsque cette date a été connue que la Cour a validé le point de départ du préavis.
Ainsi, toute partie entendant rompre un contrat prendra garde à bien préciser la date de fin du préavis afin que sa notification soit effective !
[1] Cass. Com. 31 mars 2021, n°19-14.547.
[2] La Cour d’appel a défini dans sa fiche n°6, les modalités de détermination de la marge sur coûts variables.
[3] Cass. Com. 28 juin 2023, n°21-16.940.
[4] Cass. Com. 1er décembre 2021, n°20-19.113
[5] Cass. 1ère Civ 12 mars 2025, n°23-22.051.
[6] Cass. 1ère Civ 1 2 avril 2025, n°23-11.456.
